INDUSTRIE - ENQUÊTE Luxfer : cette nationalisation dont le gouvernement ne veut pas le 18 AVRIL 2020 | PAR MARTINE ORANGE
Le gouvernement est-il prêt à aider à la consolidation d’un quasi-monopole
mondial au nom du droit de propriété ? Ou à nationaliser au nom de la
sécurité sanitaire ? La nationalisation ou non de Luxfer devient un test de
la politique industrielle du gouvernement.
Luxfer. Ce nom est en train de devenir un test pour le gouvernement. Cela
aurait dû être pourtant un dossier industriel comme il en traite des
centaines chaque année. Une histoire de liquidation industrielle dans
l’indifférence générale, selon un schéma éprouvé depuis plus de deux
décennies : une fermeture totale malgré les protestations des salariés, «
un plan social » négocié avec le ministère du travail un peu plus généreux
que ce que prévoit la loi, de vagues promesses de compensation et de
réindustrialisation qui n’aboutissent jamais. Et puis une nouvelle casse
qui finit par être oubliée, sauf pour les salariés.
Et c’était bien ce scénario-là qu’avait arrêté Luxfer Holdings, une société
britannique spécialisée dans les matériaux à haute valeur ajoutée quand
elle a annoncé sa décision de fermer son usine de Gerzat (Puy-de-Dôme) fin
2018.
Mais la crise du Covid-19 a tout fait dérailler. Brusquement
l’opinion publique et le gouvernement, semble-t-il, ont mesuré notre degré
de vulnérabilité et de dépendance par rapport aux équipements et
approvisionnements médicaux.
Or l’usine de Gerzat est la seule en France à fabriquer des bouteilles
d’oxygène en aluminium, des produits à haute valeur ajoutée capables de
supporter des gaz à très haute pression.
Des bouteilles indispensables aux pompiers, aux secours d’urgence, et pour toutes les hospitalisations à domicile.
Des produits encore plus indispensables dans cette période de
pandémie, où de nombreux malades, en dehors des salles de réanimation, ont
besoin à domicile d’assistance respiratoire, d’oxygénation, donc de
matériels ambulatoires et de bouteilles.
Alors que depuis le 20 janvier les salariés de Gerzat ont entamé une
occupation de l’usine, suspendue pour raison de confinement, les appels à
la nationalisation de l’entreprise se multiplient.
Dès la fin mars, le conseil départemental de Puy-de-Dôme a adressé une lettre au ministre des finances, Bruno Le Maire, pour lui demander l’intervention de l’État, les
collectivités locales se disant prêtes à participer à une solution
temporaire, « le temps de monter un projet industriel ».
Mais je n’ai eu aucune réponse à ma lettre. Bercy répond que le ministère de la santé lui dit que nous avons des stocks suffisants.
Quand on voit la pénurie de médicaments qui sévit, même avant le Covid-19, sur certains produits cancéreux, quand on nous parle de pénurie maintenant sur le curare, qu’on va peut-être même manquer de Valium, cela interroge. Il n’y a aucune
réflexion sur le long terme. Tout est dans une approche court-termiste »,
réagit la député PS, Christine Pirès-Beaune, signataire de la lettre
demandant l’intervention de l’État.
À la suite des collectivités locales, La France insoumise et le RN ont
demandé la nationalisation de Luxfer.
Le 14 avril, le PS a déposé à son tour un projet de loi pour demander la prise de contrôle publique du fabricant de bouteilles d’oxygène ainsi que celle du laboratoire Famar, dernier fabricant français de chloroquine.
Lors de la discussion sur la troisième révision de la loi de finances, le 17 avril, plusieurs députés de l’opposition, à commencer par Éric Coquerel (LFI) et Valérie Rabault (PS), ont remis le cas Luxfer dans la discussion et demandé la nationalisation de l’entreprise.
Toutes ces propositions ont été balayées d’un revers de la main. Le
gouvernement se dit prêt à des « nationalisations temporaires » – encore
conviendrait-il de nuancer ce terme, car il semble qu’il soit prêt surtout
à apporter des fonds sans contrepartie ni écologique ni prise de
participations, comme ce fut le cas pour les banques en 2008 – pour aider
des groupes en difficulté. Mais dans son esprit, il s’agit d’aider Air
France, Renault, Vallourec, Airbus, mais en aucun cas Luxfer.
Avec 200 000 bouteilles, le risque de pénurie n’existe pas, selon la
secrétaire d’État auprès du ministre des finances, Agnès Pannier-Runacher,
lors de la discussion parlementaire de vendredi.
S’il en manquait, des bouteilles d’acier pourraient tout à fait remplacer des bouteilles en aluminium, ce qui illustre sa totale méconnaissance du sujet. Avant
d’ajouter : « Est-ce que cette entreprise [Luxfer – ndlr] est stratégique ?
Je ne le crois pas puisque nous avons un fournisseur britannique. »
Mais qu’est-ce qui est stratégique pour ce gouvernement et cette haute
administration qui regardent se dilapider l’industrie, des pans entiers de
savoir-faire, des secteurs de la recherche et du développement, de brevets,
sans broncher ?
Occupation de l’usine Luxfer à Gerzat
le 22 janvier © Thierry Zoccolan / AFP
L’histoire de Luxfer s’inscrit dans celle du démantèlement de Pechiney,
illustration emblématique de la désindustrialisation en France. Mené dans
l’indifférence générale, pour le seul profit de quelques-uns de ses
dirigeants, dont Jean-Pierre Rodier, PDG du groupe français, et de quelques
banquiers d’affaires, ce gaspillage nous fut vendu en 2003 comme un mariage
entre égaux avec le Canadien Alcan, en vue de créer un champion mondial de
l’aluminium. Tous les brevets, les technologies – Pechiney était numéro un
mondial notamment des technologies d’exploitation des usines d’aluminium –
furent promptement récupérés par le Canadien. Et la mise en pièces des
activités et des installations commença, s’accélérant encore lorsque le «
géant mondial » passa sous le contrôle de Rio Tinto en 2007.
Après le saccage d’Ecopla, usine fabriquant des barquettes d’aluminium en
2016, ou l’avenir chaotique d’Alpine Aluminium, Luxfer vient rejoindre la
longue liste des activités ou des anciennes filiales de Pechiney sacrifiées
sur l’autel de la concurrence mondiale.
Travaillant dans l’ancienne division des matériaux pour l’aéronautique,
l’usine de Gerzat a développé depuis des années, à côté d’une petite
activité de pièces de rechange pour l’aéronautique militaire, notamment les
Mirage 2000, tout un savoir-faire sur des bouteilles d’oxygène
ultralégères, capables de supporter des gaz à très haute pression.
En 2007, la société Luxfer Holdings a acquis l’usine. Créée par d’anciens
cadres dirigeants britanniques d’Alcan, cette société s’est construite en
récupérant des pans d’activité de leur ancien groupe, puis s’est agrandie
en vue de construire un groupe spécialisé dans les matériaux de haute
performance et les contenants très résistants. La production de Gerzat
l’intéresse au plus haut point, d’autant que l’usine a de grands clients,
Air Liquide et Linde, et rayonne sur tout le continent européen.
Pourtant, au fil des ans, l’intérêt de la maison mère pour Gerzat ne cesse
de diminuer.
À partir de 2015, les investissements ne cessent de chuter
passant de 1,3 million d’euros en cette année-là à presque 170 000 euros en
2018.
Bien que l’entreprise soit profitable (2,5 millions d’euros d’EBITDA
pour 22,2 millions de chiffre d’affaires) et même améliore ses résultats,
les dirigeants estiment qu’elle ne l’est pas assez.
Ses actionnaires, notamment les fonds Fidelity et Wellington, veulent du retour sur
investissement. Le rapport du cabinet Syndec, commandé par les
représentants du personnel dans le cadre du plan social, relève pourtant
qu’elle dégage des marges équivalentes, voire supérieures à ceux des sites
américain et britannique du groupe, en concurrence directe avec elle, en
dépit d’un taux d’amortissement particulièrement élevé et d’une surcharge
des frais administratifs de l’usine assez inexplicable.
Mais la direction britannique n’en démord pas : Gerzat doit fermer.
Interrogés sur les raisons qui ont poussé à cette fermeture, les dirigeants
de Luxfer n’ont pas répondu à nos questions (voir boîte noire).
« S’ils veulent casser leur jouet, on les laissera faire »
Pendant plus de 22 mois, les salariés sont en grève, sans que la direction
infléchisse ses projets de fermeture.
Un petit caillou vient cependant perturber le processus bien huilé : l’inspection du travail refuse le licenciement des salariés protégés.
Même si les conditions ont été singulièrement durcies dans le cadre des ordonnances travail de 2017-2018, amenant à ne prendre en considération que la situation financière en France et non plus celle de la totalité du groupe, l’inspection du travail considère alors que le motif financier invoqué par Luxfer pour licencier tout le personnel et fermer les usines n’est pas justifié au vu des chiffres.
La direction du travail rend le même avis : le licenciement des personnels
protégés n’est pas justifié. Après ce double refus, le groupe décide de
faire appel auprès du ministère de travail et du cabinet de Muriel
Pénicaud.
Et le 13 février 2020, le ministère du travail, passant outre les
deux avis négatifs de son administration, accorde l’autorisation de
licenciement des personnels protégés.
« En fait, il semble qu’il y ait eu des discussions directes entre Patrice
Ivon, membre du cabinet de Muriel Pénicaud et la direction de Luxfer.
Contre une augmentation des indemnités prévues dans le plan social, au-delà
des montants légaux [les 129 salariés licenciés ont obtenu en moyenne 65
000 euros d’indemnités – ndlr], ceux-ci ont accepté le plan social et nos
licenciements », explique Axel
Alex Peronczyk, représentant CGT des ex-salariés de Luxfer lors d’une
conférence de presse le 22 janvier. © Thierry Zoccolan / AFP
, ancien délégué CGT de l’usine et représentant des ex-salariés. Interrogé
pour savoir si un des membres du cabinet de la ministre du travail avait
bien participé à de telles négociations, et si celles-ci étaient
habituelles, le ministère ne nous a pas répondu, pas plus que les
dirigeants de Luxfer ou son cabinet d’avocats Jones Day en France.
Décidés à maintenir leur outil de production, les salariés se battent,
remuent ciel et terre, cherchent des repreneurs, essaient de monter
eux-mêmes un projet de reprise par le biais d’une Scop. Ils l’assurent :
Gerzat est viable, l’entreprise est profitable, elle n’a pas de dettes,
elle a un marché. Des négociations s’engagent avec les pouvoirs publics.
Mais très vite, une impression se dégage : le ministère traîne des pieds. « Nous avons changé trois fois d’interlocuteur à la délégation interministérielle à la réindustrialisation. D’abord, nous avons vu Jean-Pierre Floris [délégué général, il a géré les dossiers Ascométal, Ascoval, Alstom – ndlr], qui nous a dit qu’il ne nous aiderait pas.
“S’ils veulent casser leur jouet, on les laissera faire”, raconte Axel Peronczyk. « Puis, nous en avons eu une deuxième personne qui nous a déclaré que le gouvernement laisserait partir Luxfer s’il le souhaite, car c’était la condition pour attirer les investisseurs étrangers
: ceux-ci devaient pouvoir aller et venir librement en France.
Avec Marc Glita, [délégué général adjoint – ndlr] on a l’impression que les choses
changent un peu. Mais il faudrait une vraie volonté du gouvernement. »
Interrogé sur les propos tenus par ces responsables de la délégation
industrielle, le porte-parole d’Agnès Pannier-Runacher assure que le
ministère « réfute ces termes qui ne reflètent en aucun cas la doctrine
gouvernementale qui est de maintenir l’activité industrielle des sites
menacés chaque fois que cela est possible ».
Le ministère assure avoir demandé à la direction de Luxfer « de mettre tout en œuvre pour rechercher des repreneurs potentiels ». « Malgré les interventions des différents
services de l’État et la mobilisation des salariés, le groupe Luxfer s’est
montré déterminé à interrompre son activité industrielle en France »,
poursuit-il dans sa réponse. « Notre objectif est bien la
réindustrialisation du site et nous y travaillons avec les services
compétents », conclut-il.
L’ennui est que Luxfer ne semble avoir aucune envie de trouver un
repreneur. Le groupe a rejeté toute discussion, y compris sur le projet de
Scop présenté par les salariés. À plusieurs reprises, Bruno Le Maire a
assuré que le groupe britannique n’était pas vendeur de l’usine de Gerzat.
Pour éviter que le dossier que ne lui échappe et tombe dans les mains de la
justice, le groupe britannique a déposé début février de nouveaux statuts
et recapitalisé l’entreprise – qui avait des fonds propres négatifs après
le plan social –, afin qu’elle ne soit pas déclarée en faillite. Sauf si le
gouvernement intervient, cela lui permet de réaffirmer ses droits de
propriété, de bloquer toute solution de reprise et de trouver un acheteur
de choix pour le reste des actifs et les terrains, le moment venu.
Mais cet acheteur ne doit en aucun cas assurer la poursuite de l’activité
existante de l’entreprise.
Pour bien montrer sa volonté de ne laisser aucune possibilité de reprise, à la fin de 2019 et en janvier 2020, les dirigeants de Luxfer ont cherché à déménager les machines et les matériels de l’usine et à les envoyer à la casse. C’est pour bloquer ces tentatives de destruction que les anciens salariés ont décidé l’occupation de l’usine.
Si Luxfer refuse toute solution de continuation, c’est qu’elle serait
contraire à son plan qui a conduit à la fermeture de Gerzat : renforcer sa
position quasi monopolistique – ses deux concurrents pèsent dix fois moins
que lui – sur le marché des bouteilles d’oxygène.
L’arrêt de Gerzat lui a déjà permis de créer, avant même le Covid-19, une pénurie dans les approvisionnements. Ce qui lui a permis d’augmenter avant la pandémie de 12 % les prix d’autres produits bien moins performants que ceux fabriqués en
France, donc coûtant beaucoup moins chers à fabriquer, et d’améliorer ses
marges.
Une situation à laquelle le ministère semble n’avoir rien à redire. « Nous
ne sommes pas en mesure de commenter le prix ou la qualité des bouteilles
de gaz commercialisées en France par Luxfer », nous a indiqué le cabinet
d’Agnès Pannier-Runacher en réponse en nos questions. Il paraît qu’il
existe en France des lois sur la concurrence et l’abus de position dominante.
« Les clients de Luxfer reconnaissent l’intérêt de disposer d’autres
fournisseurs et, si elle est compétitive, d’une source de production en
Europe continentale », ajoute-t-elle cependant. Dans l’esprit du ministère,
il semble que ce ne soit donc pas en France.
Il suffirait de peu, de la volonté du gouvernement, pour faire redémarrer
Luxfer, à en croire les personnes qui se sont penchées sur le dossier. «
Les machines sont sur place, en état de fonctionner.
Après le plan de redémarrage, un délai de neuf semaines suffit pour faire repartir l’usine, le temps d’assurer les approvisionnements de matières premières. Il ne
serait certainement pas possible de reprendre les 136 salariés. Mais cela
pourrait commencer avec 50 et 70 personnes, ce qui permettrait de fabriquer
environ 500 bouteilles par jour », dit Christine Pirès-Beaune. Elle assure
qu’un industriel serait intéressé par la reprise de l’activité.
« Notre priorité, aujourd’hui, est de produire davantage en France. Et de
produire davantage en Europe. Le jour d’après ne ressemblera pas au jour
d’avant. Nous devons rebâtir notre souveraineté nationale et européenne »,
a déclaré Emmanuel Macron dans son allocution du 31 mars.
Le gouvernement est-il prêt à traduire ces engagements en acte, et à forcer, s’il le faut
par la nationalisation, Luxfer à céder l’usine de Gerzat afin d’assurer le
maintien de l’usine et d’assurer l’approvisionnement des bouteilles
d’oxygène en France ? Ou préfère-t-il aider à consolider un monopole
mondial, au nom du droit de propriété, au détriment de notre sécurité
d’approvisionnement ?
D’autres considérations entrent-elles en ligne de compte dans ses choix ?
Le fait notamment que Luxfer, comme fournisseur de réservoirs haute
pression, soit associé au projet de moteur à hydrogène lancé par Michelin
et Faurecia sous le nom de Symbio pèse-t-il dans sa conduite ?
Interrogé sur la possibilité d’interférences qui amènerait à ménager Luxfer, le
cabinet d’Agnés Pannier-Runacher nous a répondu n’avoir pas « connaissance,
à date, des relations commerciales éventuelles liant le groupe Luxfer,
Michelin et Faurecia ». Symbio le cite pourtant dans un communiqué.
Ancienne directrice commerciale de Faurecia, la secrétaire d’État a assisté
à la signature du partenariat entre l’équipementier et Michelin en mars 2019.
En dépit des propos de Bruno Le Maire ou d’Agnès Pannier-Runacher, le
gouvernement ne pourra pas très longtemps tergiverser autour du cas Luxfer.
Ses choix diront ce qu’il en est de sa grande révolution du monde d’après,
de sa volonté de reconquête industrielle. Si ses engagements sont réels. Ou
si ce n’est que du vent.
Si vous avez des informations à nous communiquer, vous pouvez nous
contacter à l’adresse enquete@mediapart.fr. Si vous souhaitez adresser des
documents en passant par une plateforme hautement sécurisée, vous pouvez
vous connecter au site frenchleaks.fr.
Dans le cadre de cette enquête, j’ai adressé le 15 avril une série de
questions par mail aux trois principaux dirigeants de Luxfer. Aucun n’a
répondu ni accusé réception. J’ai cherché également à joindre une des
avocates du cabinet Jones Day qui représentait la société britannique, qui
n’a pas retourné mon appel.
J’ai adressé une série de questions au service de presse du cabinet de
Muriel Pénicaud, en lui demandant explicitement s’il y avait eu des
négociations directes entre un membre de son cabinet et Luxfer. Je n’ai
reçu ni réponse ni accusé de réception. Sans démenti du ministère du
travail, je considère donc que ces informations sont exactes.
J’ai enfin adressé une série de questions au service de presse de Bruno Le
Maire et d’Agnès Pannier-Rufnacher. Seul, le cabinet de cette dernière m’a
répondu. Je donne leurs réponses dans le texte.